En vingt ans, le réchauffement a redistribué la carte des infestations en France. Moustiques tigres en novembre, chenilles aux portes de Paris, rats proliférant l’hiver : les professionnels font face à un métier en pleine mutation.
« L’hiver ne tue plus rien » : la fin du répit saisonnier
Dans le Finistère, Patrice Appéré n’en revient toujours pas. Cet apiculteur-désinsectiseur du Rucher du Léon a détruit 600 nids de frelons asiatiques en 2025, deux fois plus que l’année précédente. Mais le plus troublant reste à venir : « Les futures reines de l’année prochaine ont recommencé des cycles… on se retrouve avec des tout petits nids… on recommence à voir des petits frelons venir prédater des ruches », témoigne-t-il fin octobre.
Une observation qui n’a rien d’anecdotique. L’été 2025, parmi les plus chauds jamais enregistrés, suivi d’un automne exceptionnellement doux, a permis une seconde vague de nidification tardive, phénomène rarissime aux latitudes bretonnes. Les colonies qui auraient dû périr dès les premiers froids persistent jusqu’en novembre, prolongeant d’un mois entier leur période de nuisance.
Ce décalage du calendrier biologique n’épargne aucune espèce. En Auvergne-Rhône-Alpes, l’Agence Régionale de Santé a constaté en 2024 une activité inhabituelle du moustique tigre jusqu’en novembre, alors que sa période classique s’achève normalement fin octobre. Dans quinze communes de la région, des spécimens actifs ont été détectés en plein automne – du jamais vu depuis le début de la surveillance en 2012.
« Le ralentissement de l’activité humaine dû aux différents confinements, un hiver doux, un printemps pluvieux offrent des conditions idéales pour une augmentation de la population », explique Sandrine Capizzi, parasitologue interrogée en 2022 sur la recrudescence des tiques en Haute-Garonne. Son constat est sans appel : « En France, depuis 2015, le nombre de cas de maladie de Lyme a doublé », passant d’environ 25 000 à 50 000 cas estimés annuels selon Santé publique France.
Car l’hiver, ce régulateur naturel qui décimait chaque année une partie des populations de nuisibles, ne joue plus son rôle. Les données de Météo-France confirment la tendance : l’hiver 2019-2020 a affiché +2,7°C au-dessus des normales, établissant le record de l’hiver le plus doux depuis le début des mesures en 1900. Sans vague de froid prolongée, les tiques adultes continuent de chercher des hôtes même en février, les blattes survivent en masse dans les caves urbaines, et les rats se reproduisent sans interruption.
Les professionnels de la lutte antiparasitaire le constatent sur le terrain : les interventions hivernales, autrefois exceptionnelles, deviennent la norme. Les calendriers prévisionnels hérités de décennies d’observation perdent leur pertinence face à des cycles biologiques désormais imprévisibles.
Invasion en accéléré : 81 départements colonisés par le moustique tigre
La carte de France des nuisibles se redessine à une vitesse stupéfiante. Le moustique tigre (Aedes albopictus), ce vecteur de maladies tropicales absent de l’Hexagone avant 2004, a colonisé 81 des 96 départements métropolitains début 2025, soit 84% du territoire. À titre de comparaison, seuls 34 départements étaient concernés en 2016. En moins d’une décennie, la progression a plus que doublé.
« Plus de 97% de la population [de PACA] vit à son contact », alerte l’Agence Régionale de Santé Provence-Alpes-Côte d’Azur dans un point de situation d’octobre 2025. Une situation qui illustre la généralisation fulgurante d’une espèce qui n’aurait jamais dû s’établir sous ces latitudes. En 2022, quatre nouveaux départements sont tombés : l’Allier, l’Ille-et-Vilaine, le Loir-et-Cher et la Haute-Loire. La frontière nord recule inexorablement, dépassant désormais le 50ᵉ parallèle.
Cette expansion territoriale s’accompagne d’une accélération dramatique des risques sanitaires. Une étude publiée en 2025 dans The Lancet Planetary Health révèle que le délai entre l’implantation du moustique tigre et l’apparition de foyers d’arboviroses est passé de 25 ans à moins de 5 ans, probablement sous l’effet conjugué des changements climatiques et de l’intensification des déplacements humains.
Les chiffres de Santé publique France le confirment : 2022 a enregistré 65 cas de dengue autochtone (contractée sur le sol français), contre 48 cas cumulés sur l’ensemble de la période 2010-2021. « C’est la plus grande flambée de dengue autochtone jamais observée en Europe », souligne Amandine Cochet, ingénieure épidémiologiste à la Cellule d’intervention en région (Cire) Occitanie. Le foyer des Alpes-Maritimes a à lui seul concerné 34 cas reliés – un record continental.
La région PACA paie le prix fort de cette tropicalisation rampante. Depuis 2010, les autorités sanitaires ont recensé 34 foyers autochtones de chikungunya totalisant 431 cas, et 4 foyers de dengue (16 cas). En 2022, le Var a subi une épidémie de chikungunya à Fréjus comptabilisant 79 personnes infectées. L’année suivante, c’est Vitrolles dans les Bouches-du-Rhône qui a dénombré 46 cas.
« En 2022, le printemps et l’été ont été particulièrement chauds, ce qui a pu affecter l’activité des vecteurs et l’efficacité de la transmission du virus de la dengue », analyse Amandine Cochet. La chaleur accélère le cycle de développement du moustique et raccourcit la période d’incubation du virus dans l’insecte, rendant les épidémies plus explosives.
Le moustique tigre n’est pas seul en cause. La chenille processionnaire du pin (Thaumetopoea pityocampa), historiquement cantonnée au sud de la Loire, remonte inexorablement vers le nord depuis les années 2000. « Sa présence au nord [de la Loire] devient de plus en plus régulière… son implantation en région parisienne… semble inévitable », prédisait dès 2011 le Dr Alain Roques, entomologiste à l’INRA. Sa prédiction s’est réalisée : des nids ont été observés en forêt de Fontainebleau dès 2017, marquant l’arrivée officielle en Île-de-France.
Entre 2012 et 2019, l’Anses a enregistré 1 274 cas d’exposition symptomatique à ces chenilles urticantes – un décompte qui ne reflète qu’une partie de la réalité, de nombreuses expositions mineures n’étant jamais déclarées. En juin 2021, plusieurs écoles de Lorraine (Moselle et Meurthe-et-Moselle) ont même dû fermer temporairement suite à des intoxications collectives d’élèves, dans une région où l’espèce était absente il y a vingt ans.
Autre invité tropical indésirable : le phlébotome vecteur de la leishmaniose. L’aire de répartition de Phlebotomus perniciosus, l’insecte responsable de la transmission du parasite, a augmenté de 9% entre 2011 et 2017 selon les données vétérinaires compilées. « Son aire d’extension déborde largement la région méditerranéenne », confirme le Bulletin épidémiologique de l’Anses. Des spécimens ont été capturés jusqu’en Haute-Marne, Seine-et-Marne et Val-d’Oise – une remontée géographique qui laisse craindre une extension future de l’endémie canine, puis potentiellement humaine.
Sécheresse, canicule, inondations : le cocktail des pullulations
Le changement climatique ne se résume pas à une simple hausse des températures moyennes. C’est la multiplication des événements extrêmes – canicules, sécheresses prolongées, épisodes pluvieux intenses – qui crée les conditions de pullulations massives et imprévisibles.
Paradoxalement, la sécheresse historique de 2022-2023 a temporairement soulagé le sud de la France. L’Entente Interdépartementale pour la Démoustication du littoral méditerranéen (EID Med) a enregistré en 2023 une baisse de 33% des surfaces traitées contre les larves de moustiques par rapport à 2022 (662 hectares contre 981). « 2023 : année très sèche », résume le rapport d’activité. Moins d’eau stagnante signifie moins de gîtes larvaires, donc moins de moustiques nuisants.
Mais cette accalmie cache un piège redoutable. Dès le retour des pluies, les œufs du moustique tigre – capables de résister plusieurs mois à la dessiccation – éclosent massivement, provoquant des explosions démographiques soudaines. Et lorsque la chaleur et l’humidité se conjuguent, comme lors du printemps-été 2022 (environ +2°C au-dessus des normales dans le sud), les conditions deviennent optimales pour les transmissions virales.
Les inondations, elles aussi, perturbent les équilibres. En décembre 2019 et janvier 2020, les tempêtes successives et l’épisode méditerranéen Gloria ont provoqué des crues importantes en PACA. Dans leur sillage, les rats ont massivement déserté les égouts submergés pour chercher refuge en surface. À Paris, lors de la crue de la Seine en juin 2016, la ville a dû fermer temporairement neuf parcs et signaler une recrudescence inhabituelle de rongeurs dans les espaces publics.
« Depuis quelques années », constate un bulletin de veille épidémiologique de la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF) publié début 2025, « les hivers doux favorisent la survie des tiques… [entraînant un] élargissement de l’aire de répartition des tiques [et une] augmentation de la période d’activité ». Les tiques du genre Ixodes, vecteurs de la maladie de Lyme et de l’encéphalite à tiques (TBE), peuvent désormais chercher des hôtes toute l’année lorsque les températures dépassent 4°C – un seuil de plus en plus fréquemment atteint en plein hiver.
Le virus de l’encéphalite à tiques, justement, étend son emprise. En 2020, un foyer d’infections lié à la consommation de fromage de chèvre au lait cru a été identifié dans l’Ain, « dans un département où la circulation du virus n’était pas connue », précise un rapport de l’Anses publié en juillet 2025. Quarante-quatre personnes ont été touchées. L’extension géographique du virus, portée par les tiques et favorisée par des hivers plus cléments, fait craindre une multiplication des foyers dans les années à venir.
Les professionnels observent aussi des phénomènes plus subtils. Les hivers doux empêchent la mortalité naturelle des colonies de blattes, notamment la blatte germanique dans les immeubles urbains. Après l’hiver 2016-2017, particulièrement clément, plusieurs entreprises de désinsectisation parisiennes ont rapporté une augmentation des interventions printanières, les populations de cafards ayant survécu en masse et entamé leur cycle reproductif précocement.
Les rats, eux, bénéficient d’une reproduction continue. Le rat brun (Rattus norvegicus), qui peut produire jusqu’à cinq portées par an en conditions optimales, ne connaît plus de période de ralentissement hivernal. Les températures urbaines, amplifiées par l’effet d’îlot de chaleur, maintiennent des conditions favorables toute l’année. Résultat : les populations s’accumulent d’une saison à l’autre, sans que la mortalité hivernale ne vienne réguler les effectifs.
Un métier en mutation : de l’intervention saisonnière à la veille permanente
« On ne peut plus travailler avec les vieux calendriers. » Cette phrase, répétée en boucle par les professionnels du secteur, illustre la mutation profonde du métier de la lutte antiparasitaire. Pendant des décennies, les interventions suivaient un rythme prévisible : traitement anti-moustiques au printemps, guêpes et frelons en été, dératisation automnale, repos relatif l’hiver. Ce modèle vole en éclats.
Les entreprises de désinsectisation reçoivent désormais des appels d’urgence pour des nids de frelons en novembre, des signalements de moustiques tigres actifs en plein automne, des proliférations de blattes en plein hiver. L’imprévisibilité devient la norme, forçant les professionnels à maintenir une disponibilité permanente et à renoncer aux traditionnelles périodes creuses qui permettaient l’entretien du matériel et la formation.
L’Agence Régionale de Santé Auvergne-Rhône-Alpes, dans son bilan 2024 sur le moustique tigre, insiste sur la nécessité d’une surveillance continue. En 2024, les premières détections ont eu lieu dès juin, avec 1 192 communes infestées (+127 nouvelles communes par rapport à l’année précédente). Face à une telle dynamique d’expansion, les stratégies purement réactives montrent leurs limites.
La prévention devient le maître-mot. Mais prévenir suppose de connaître les nouvelles espèces qui s’installent, leurs cycles biologiques modifiés par le climat, leurs comportements émergents. Les professionnels doivent désormais se former aux espèces exotiques : moustique tigre, frelon asiatique, punaise diabolique, phlébotomes… Des nuisibles dont certains ignoraient jusqu’au nom il y a quinze ans.
La collaboration avec les autorités sanitaires se renforce. Les ARS multiplient les campagnes d’information, les protocoles de signalement et les partenariats avec les entreprises locales. Les professionnels deviennent des acteurs de santé publique, maillons essentiels de la détection précoce des espèces vectrices et des foyers épidémiques. Cette dimension sanitaire transforme progressivement un métier longtemps perçu comme purement technique en une activité à forte responsabilité collective.
Les enjeux dépassent largement le simple confort. Avec plus de 97% de la population de PACA exposée au moustique tigre et l’apparition de cas autochtones de dengue et chikungunya dans des départements jusqu’ici épargnés (Drôme, Corse-du-Sud, Occitanie ouest), la France métropolitaine devient une zone à risque arboviroses. Les professionnels sont en première ligne pour contenir ces menaces.
Mais cette montée en compétence a un coût. Formation continue, matériel spécialisé, veille épidémiologique, interventions plus fréquentes et moins planifiables : les entreprises doivent adapter leurs modèles économiques. Certaines plaident pour une reconnaissance officielle de leur rôle dans la prévention sanitaire, avec des financements publics à la hauteur des enjeux.
Les collectivités territoriales, elles aussi, revoient leurs stratégies. Les communes infestées par la processionnaire du pin déploient des traitements préventifs à l’automne, avant la descente des chenilles au printemps. Les régions côtières renforcent les budgets des EID pour maintenir la pression sur les populations de moustiques, malgré les incertitudes climatiques qui rendent les prévisions hasardeuses.
L’adaptation passe aussi par l’innovation. Pièges connectés pour la surveillance du moustique tigre, modélisations prédictives croisant météo et dynamiques de populations, lutte biologique contre le frelon asiatique… Les solutions se multiplient, mais peinent encore à passer à l’échelle face à l’ampleur du phénomène.
Une certitude demeure : le changement climatique a redistribué les cartes du risque parasitaire en France. Les hivers doux, les étés caniculaires, les printemps précoces et les automnes prolongés ont aboli les frontières historiques entre espèces du sud et espèces du nord, entre nuisibles saisonniers et nuisibles permanents.
Pour les professionnels de Solution Nuisible comme pour l’ensemble de la filière, l’enjeu n’est plus de s’adapter à un climat stable et prévisible, mais d’anticiper un avenir où l’imprévu sera la règle. Un défi qui exigera expertise, réactivité et collaboration renforcée avec l’ensemble des acteurs de la santé publique.





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