BAD SEGEBERG (Allemagne) — 28 octobre 2025 — Des caméras infrarouges installées à l’entrée de la grotte du Segeberger Kalkberg ont filmé, entre août et septembre 2020, des rats bruns (Rattus norvegicus) interceptant des chauves-souris en plein vol. L’étude, publiée dans la revue Global Ecology and Conservation, révèle 30 tentatives de prédation sur cinq semaines, dont 13 captures réussies. Les chercheurs ont également découvert 52 carcasses de chauves-souris dissimulées dans une anfractuosité près de l’entrée, présentant des traces de morsures caractéristiques.
La scène choc qui retourne les experts
Les rongeurs se dressaient sur leurs pattes arrière, utilisant leur queue pour l’équilibre, avant de bondir pour saisir les chiroptères au passage. Les espèces de chauves-souris concernées sont principalement le Grand Murin (Myotis myotis) et le Murin de Daubenton (M. daubentonii), deux espèces insectivores protégées en Europe. La colonie de Bad Segeberg compte environ 30 000 chauves-souris en période d’hibernation, ce qui en fait l’un des principaux refuges d’Allemagne du Nord.
Sur un second site à Lüneburg, aucune scène de chasse n’a été filmée directement, mais des caméras thermiques ont repéré la présence régulière de rats autour des entrées. Plusieurs cadavres de chauves-souris présentant les mêmes traces de morsures ont été trouvés dans des fissures du rocher en septembre 2021, suggérant que ce comportement pourrait ne pas être isolé à un seul site.
« Les rats se tenaient debout sur leurs pattes arrière, utilisant leur queue pour garder l’équilibre et levant leurs pattes avant pour saisir les chauves-souris au vol, qui étaient généralement tuées d’un coup de dent et immédiatement emportées. C’est la première fois qu’un tel comportement est documenté », décrit Florian Gloza-Rausch, chercheur au Museum für Naturkunde de Berlin et premier auteur de l’étude.
Les rats changent de stratégie : chasse en hauteur
Les images infrarouges détaillent une méthode de chasse très précise. Les rats se placent sur des rebords étroits à l’entrée de la cavité, se dressent, attendent le passage d’une chauve-souris, puis bondissent avec une coordination fulgurante. Les moustaches et les réflexes d’équilibre leur permettent d’anticiper les courants d’air créés par le vol des chiroptères. Chaque capture se joue à moins d’un mètre du sol, sur une fraction de seconde.
Ce comportement ne semble pas isolé à un individu : plusieurs rats ont été observés reproduisant les mêmes gestes, suggérant une forme d’apprentissage collectif. Les chercheurs évoquent une plasticité comportementale poussée, typique d’une espèce capable d’adapter sa stratégie alimentaire à presque n’importe quel environnement. Les rats bruns ne sont pas des chasseurs naturels de chauves-souris, mais leur omnivorie et leur sens de l’opportunité expliquent cette extension de comportement.
Les scientifiques restent prudents sur l’interprétation. Le phénomène pourrait résulter d’un opportunisme circonstanciel : des chauves-souris désorientées, une forte densité animale, et des rats déjà installés dans la cavité. D’autres rappellent que des cas similaires ont été décrits sur certaines îles, où des rats introduits avaient décimé des populations d’oiseaux ou de chauves-souris endémiques. L’étude compare d’ailleurs cette dynamique à celle observée sur des écosystèmes insulaires : une proie concentrée, un prédateur introduit, un déséquilibre rapide.
Les auteurs prévoient de poursuivre leurs observations durant plusieurs hivers afin de mesurer l’impact réel sur les colonies. Pour l’heure, ils estiment qu’une petite population de rats pourrait tuer jusqu’à environ 7 % d’une colonie de 30 000 chauves-souris sur une saison complète — un chiffre théorique qui reste à confirmer sur le terrain.
Derrière l’image, la menace : santé, dégâts, déséquilibres
Que des rats mangent des chauves-souris, ce n’est pas seulement une scène choquante. C’est aussi une collision entre deux mondes qui ne devaient jamais se croiser : celui du nuisible urbain, vecteur de maladies anciennes, et celui d’un animal sauvage longtemps perçu comme le maillon discret de la biodiversité. Le résultat, c’est une promiscuité nouvelle où tout peut circuler : microbes, stress, déséquilibres écologiques et… fantasmes sanitaires.
Dans la grotte allemande observée, ces prédateurs de fortune ne font pas que perturber une colonie protégée. Ils introduisent dans un même espace deux espèces à forte charge bactérienne. Les rats, déjà connus pour transmettre la leptospirose ou les hantavirus, croisent ici les chauves-souris, réservoirs naturels de nombreux virus. Aucune contamination n’a été constatée, mais le simple fait que ces populations se touchent, se mordent, se décomposent parfois dans le même sol humide, suffit à faire remonter toutes les alertes sanitaires. Ce n’est pas un scénario de film d’horreur : c’est une question de biologie urbaine.
Et bien sûr, impossible d’éviter le clin d’œil. Les chauves-souris, accusées à tort d’avoir déclenché le Covid, retrouvent malgré elles un rôle de « suspectes » idéales. On imagine déjà la panique si une vidéo pareille avait été tournée à Paris : un rat, une aile, et les réseaux en feu. Pourtant, rien ne permet de lier ces images à une quelconque épidémie. Les chercheurs le répètent : pas de virus identifié, pas de transmission détectée. Ce que ces scènes racontent, c’est moins un danger immédiat qu’une alarme douce sur l’état du vivant : des espèces stressées, tassées dans les interstices de nos villes, qui finissent par s’entre-croiser au pire endroit possible.
Dans le fond, cette vidéo ne parle pas seulement de rats et de chauves-souris : elle parle de nous, de ce qu’on laisse proliférer sous nos pieds et au-dessus de nos têtes. Des égouts aux greniers, le vivant s’adapte. Et quand il n’a plus d’espace, il invente des règles nouvelles. Parfois violentes. Parfois inquiétantes. Mais toujours révélatrices.





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